Laïla rentre du boulot en début de soirée. Il fait déjà nuit. Je me rends compte que j'ai passé mon temps à me morfondre depuis le coup de fil avec ma mère. Je soupire et descends pour accueillir mon amie. En voyant ma tête, elle hausse les sourcils. Et bien quoi ? Tu ne m'as jamais vu avec les yeux rouges et la tronche bouffie ? J'essaye de ravaler ma mauvaise humeur tout en me disant que la soirée va être aussi merdique que le reste de la journée.
Je lui annonce la mauvaise nouvelle. Elle aussi connaissait Melly, mais pas aussi bien que moi. Et même si ce que je lui apprends l'attriste, elle reste calme et m'écoute simplement sans rien dire, pour que je puisse vider mon sac. Quand je sens à nouveau ma gorge se serrer, elle me prend par le bras et m'entraîne vers la porte.
- Je sais que j'en viens mais on va aller au centre toutes les deux. Ça te changera les idées.
Je proteste mollement. Cela fait au moins trois ans que je n'ai pas monté, mais elle a raison. J'ai besoin de me sortir cette histoire de l'esprit. Je ferme derrière nous pendant qu'elle démarre la voiture et entame une marche arrière dans l'allée. Quand je la rejoins, elle a mis de la musique et fredonne un air de pop en même temps que la radio. Elle s'engage dans North Rampart Street et se dirige vers la sortie est de la ville.
Le centre hippique de Laïla est situé aux abords du Bayou, si bien que la végétation n'a pas encore totalement pris ses droits sur les installations réservées aux chevaux. De ce que Laïla m'explique en route, elle s'occupe d'une vingtaine de bêtes avec Beccha, une éleveuse de la région, qui a dû gérer seule les animaux lorsque l'ancienne propriétaire a mis les voiles sans un mot, quelques semaines plus tôt.
- On restera près du centre. Ça m'ennuierait de tomber sur un alligator en pleine nuit, fait-elle avec un sourire en coin.
- Toujours aussi rassurante...
Elle rit, gare la voiture dans un sentier à côté des bâtiments, et me guide à pied vers les boxes un peu plus loin. La lune pointe son nez entre les nuages, mais on n'y voit pas grand chose. Je me fais la réflexion que je ne suis pas vraiment rassurée à l'idée de faire un tour dans le Bayou, mais je suis mon amie dans le noir sans moufter.
Laïla a décidé de monter à crue. Elle est aussi efficace que je suis lente. Une vingtaine de minutes plus tard, le cheval qu'elle m'a choisi est scellé et piaffe d'impatience. Elle nous a munies de bombes avec des petites lampes à piles fixées au dessus de la visière. Les balades nocturnes font parties des sorties proposées aux cavaliers plus expérimentés du club. Le système a été mis au point un peu à l'arrache par Laïla dès son arrivée. Ça n'éclaire pas des masses, mais elle me fait remarquer que c'est toujours mieux que la lumière de la lune.
Je me sens un peu rouillée mais je monte en selle sans trop de mal. Je prends les rênes et savoure le contact du vieux cuir entre mes doigts. Elle avait raison, je me sens tout de suite apaisée. Je donne un léger coup de talons dans les flans de l'animal et il avance immédiatement, trop content de cette promenade improvisée. On commence par faire le tour du manège pour me mettre en confiance, puis on se dirige vers le parcours entre les arbres à proximité du centre.
Par chance, le sol est praticable par les chevaux à cet endroit, et entre la lune, l'instinct des bêtes et les lampes de fortune, nous nous repérons tant bien que mal dans la pénombre.
Je me rends très vite compte que je ne risque pas grand chose. Il y a des balises sur les arbres le long du sentier. Nous nous contentons de les suivre sans nous en écarter. J'essaye de ne pas trop prêter attention aux moustiques qui bourdonnent à mon oreille. Les marécages ont beau être plus à l'est, la moiteur ambiante permet quand même à ces bestioles de proliférer jusqu'aux abords du complexe. Et puis l'inconvénient des lampes, c'est qu'elles les attirent...
Laïla me sort de mes pensées en se tournant vers moi.
- Il y a une très belle propriété un peu plus loin. On peut y jeter un œil si tu veux. D'après Beccha, les proprio sont en vacances en France depuis deux mois, quelque chose comme ça. Deux petits jeunes qui ont hérité. Y paraît qu'ils ne sont pas sûrs de revenir. Ils n'ont pas envie de s'enterrer ici.
Je la fixe d'un air incrédule.
- T'es pas bien toi... Pas moyen qu'on joue les voyeuses comme ça en pleine nuit.
Elle éclate de rire.
- T'as la trouille ou quoi ? Si ce sont les alligators qui te font peur, on n'est pas assez près des marécages pour se faire attaquer. A part ces moustiques à la con, y a rien ici.
Je secoue la tête, résignée.
- Ok... mais si on nous chope, tu gères.
Elle acquiesce avec un sourire et coupe à travers bois pour rejoindre un chemin plus large, à une dizaine de mètres de notre sentier.
Plus nous progressons, plus la route s'élargit. Je me sens tout de suite un peu moins nerveuse. De grands arbres centenaires nous encadrent. J'aperçois bientôt une demeure comme j'en ai déjà vu dans les plantations que nous avions visité avec Grand-mère, il y a des années maintenant. Je ne peux retenir un frisson d'excitation. J'adore ce type d'architecture. Le domaine ressemble à notre maison de North Rampart Street, mais elle a des allures de miniatures comparée à celle que je contemple maintenant. La façade est soutenue par six grandes colonnes qui partent du rez-de-chaussée et s'élèvent jusqu'au toit. Elles sont encadrées de deux portes et huit fenêtres avec des balcons en fer forgé.
- Je savais que ça te plairait, murmure Laïla.
Je secoue la tête d'un air béat.
- C'est magnifique. Dommage qu'on ne soit pas venues pendant la journée.
Elle hoche la tête.
- Je confirme. Tu n'auras qu'à passer demain. On emmènera le groupe jusqu'ici. Il y a pas mal de filles. Ça devrait les brancher aussi.
J'approuve avant d'ajouter qu'on devrait rentrer. Elle acquiesce et fait demi tour avec son cheval.
Au bout de quelques mètres, ma bête commence à s'agiter. Je fais halte, fronce les sourcils et regarde autour de moi.
- Qu'est ce qu'il y a ? fait Laïla en voyant que je me suis arrêtée.
- Je ne sais pas. Mon cheval a l'air nerveux.
Comme pour confirmer ce que je viens de dire, il hennit et tape son sabot sur le sol caillouteux.
- Merde, qu'est-ce qui lui prend ?
Je jette un coup d'œil inquiet à Laïla et me fige. Quelqu'un se tient debout juste derrière elle.
Elle suit mon regard et se retourne sur sa selle pour scruter l'obscurité. Je fixe à nouveau les arbres dans son dos. L'ombre a disparu.
- On dirait que tu as vu un fantôme, ricane-t-elle. C'est toi qui rend ce pauvre Volute nerveux.
- Putain Laïla, il y avait un type au cul de ton cheval il y a deux secondes !
- Hein hein... toi, je crois que tu as besoin de dormir.
Elle claque la langue et sa monture reprend sa progression sur les graviers. Je serre les dents et la suit en essayant de calmer Volute.
Il attend qu'on ait franchi la limite des bois pour percuter mon cheval de plein fouet. Je le vois à peine tandis que Volute chute violemment au sol, m'entraînant avec lui.
Surprise, je n'ai pas le temps de vider les étriers et je sens une douleur exploser dans ma jambe lorsque ma monture s'écroule sur moi de tout son poids.
Je crie et ma vision se teinte de tâches blanches. La nausée me monte aux lèvres. Je cherche Laïla des yeux. Elle se débat dans les bras d'un homme plus grand qu'elle. Celui qui m'a renversée. Je suis sûre que c'est l'ombre que j'ai vue tout à l'heure. Malgré le coup de coude qu'elle lui envoie dans le menton, il ne cille pas d'un pouce. Un autre type sort du bois à côté de moi et brise d'un coup la nuque de Volute qui se débattait encore pour se lever.
Je hurle et essaye de dégager mes jambes, en vain. Celle qui est coincée sous l'animal me fait atrocement mal. Elle est sûrement cassée et la bête est désormais un poids mort, impossible de me relever.
Une terreur froide s'empare de moi. J'ai soudain la certitude que nous allons mourir ici. Toutes les deux. Seules. Dans le noir.
Les mains du premier ravisseur se serrent autour du cou de Laïla.
- Vous voulez quoi ?
Elle ne peut que murmurer sa question. Sa trachée est bloquée par les doigts de son agresseur et elle peine à s'exprimer.
- Simplement passer une bonne soirée, dit-il d'une voix sourde.
Je hoquette et il se tourne vers moi, comme s'il remarquait seulement maintenant ma présence. L'autre type se penche vers moi et me saisit durement le bras.
- Non. Lâche-la. Elle va regarder.
Il hoche la tête et rejoint son compagnon.
- Vous êtes qui putain !
C'est plus une supplique qu'une question qui sort de ma bouche. Et soudain, ma gorge se serre comme un étau et c'est à moi que le souffle manque. Je sais qui est ce mec... Un long cri inarticulé enfle dans mes poumons.
- Non !
- Et bien, et bien... ça ne fait que confirmer que tu as fourré ton nez où il ne fallait pas ma belle. Tu sais qui je suis.
Evidemment. Je comprends tout de suite. Bien sûr que je sais qui tu es...
Et en faisant cette constatation, je me mets à pleurer. Je saisis que tout ce que j'ai lu dans le journal d'Elijah est vrai.
Je n'ai plus aucune raison de continuer à faire la fière. Je vais mourir. Tout simplement. Parce qu'il ma retrouvée. Parce qu'en lisant ce carnet, j'ai foutu en l'air tous les efforts de mon ancêtre pour protéger sa descendance. Moi.
Mais je peux encore essayer de sauver Laïla.
- Damien non ! Je vous en prie ! Je ne lui ai rien dit ! Elle ne sait rien, je le jure ! Laissez-la partir !
- Sandie !
Elle tousse et cherche à respirer tandis qu'il l'étrangle un peu plus chaque seconde.
- J'aimerais bien pouvoir te faire plaisir mais, voir ton amie gigoter comme ça... Ça m'a franchement... excité.
- Non ! Pitié !
Il ne m'écoute plus. Sa bouche se fend d'un grand sourire. Il attrape les cheveux de Laïla et lui tire violemment la tête en arrière. J'ai juste le temps de voir ses canines se muer en crocs avant qu'elles ne s'enfoncent dans la chair de mon amie.
Je hurle tellement fort que je n'entends pas le propre cri de Laïla lorsque la créature lui déchire la gorge et se met à la pomper.
Je me débats, je tire comme une hystérique sur ma jambe brisée pour me dégager et l'aider, mais rien n'y fait. Je m'écroule à nouveau et reste étalée sur le sol complètement impuissante en gémissant. Je la regarde mourir, vaguement consciente que mon tour viendra juste après, et que Damien veut seulement prolonger mon supplice.
Lorsqu'il la lâche enfin, elle s'écroule inerte sur le sol, les yeux ouverts sur le vide, du sang plein ses vêtements.
Je ne sens même plus la douleur dans ma jambe lorsque Damien me tire de sous Volute sans effort et me colle contre lui.
Il empoigne mes cheveux et prend une grande inspiration. Il pue la mort et le sang.
Dans un dernier effort de volonté, j'incline mon cou vers lui. Je n'ai plus envie de lutter. Ma meilleure amie vient de mourir à cause de moi, juste parce que j'ai lu un foutu journal intime dans ma salle de bain. Plus vite il me tuera, mieux ce sera.
Je l'entends rire au dessus de moi. Il caresse lentement ma carotide du bout des doigts. Il prend son temps.
- C'est bien, tu comprends vite, susurre-t-il. J'aurais bien aimé en profiter encore un peu... c'est dommage. Mais comme tu te doutes beauté, on n'a pas toute la nuit...
Il se tait et me mord violemment. Il bouge dans ma peau sans me ménager mais je ne dis rien. Je m'accroche à l'idée de ne pas lui montrer à quel point je souffre. Ne lui donne pas ce plaisir. Contente toi de crever sagement. C'est tout ce que tu mérites de toute façon...
J'ai presque envie de rire. Si on m'avait dit que je finirais à l'état de sac de viande dans les bras d'un vampire, je n'y aurais pas cru. Comme tout le monde n'est-ce pas ? Et pourtant...
Il tire comme ça un bon moment. Je commence vraiment à me sentir toute drôle, presque déconnectée. J'ai l'impression de flotter, comme si mon sang suivait un fil rouge jusqu'à la sortie. Je sens toutes les fibres de mon corps se tendrent vers un seul point : sa bouche à lui.
S'il n'y avait pas ces crocs immondes qui fouillaient ma peau, ce serait presque agréable. J'essaye d'en faire abstraction et de profiter. Ça me donne à nouveau envie de me marrer. C'est peut-être ça la folie finalement ? Damien. Damien... ça sonne plutôt bien. Dans d'autres circonstances, j'aurais presque pu aimer ce prénom. D'ailleurs, peut-être que Damien était quelqu'un de chouette avant que son père... ou un autre gars qu'est ce que t'en sais ? Boucle-la ! Tu m'éclates ! ... le change en vampire vicieux. Tu dois être en train de devenir dingue pour penser des choses aussi connes. Je te le fais pas dire.
J'ai l'impression de divaguer comme ça pendant de longues minutes avant qu'il se décide enfin à se lasser de moi. Il me jette sans un mot sur le cadavre de Laïla, comme un vieux balot de linge, comme si je pesais à peine plus lourd qu'une plume. J'aperçois du coin de l'œil le cheval de Laïla qui broute quelques mètres plus loin. Je n'arrive plus à me rappeler comment il s'appelle. Sur le moment, je me dis que c'est important. Damien lui flatte ma croupe avant de s'éloigner avec l'autre homme d'un pas léger. Il ne se retourne pas pour me regarder. Il est content de lui. Il se fout du tas de viande qu'il laisse derrière lui. Je devrais peut-être m'en foutre moi aussi.
Ma vision se brouille et mes poumons se relâchent. Enfin... Je suis tellement fatiguée. Mon corps se détend lentement. C'est fini je crois... je n'ai plus qu'à fermer les yeux.