Laïla est en train de nettoyer l'eau sous les fenêtres lorsque je reviens de ma petite escapade. Elle me jauge d'un air surpris. Je dois avoir une drôle de touche, trempée, pleine de boue, la veste d'un inconnu sur les épaules. Et puis les mains vides, évidemment...
- La vache, qu'est-ce qui t'es arrivé ? s'étonne-t-elle.
Je ricane en secouant la tête.
- Je me suis pris la sauce et notre voisin m'est rentré dedans. C'était sympa.
Je ne peux m'empêcher d'esquisser un petit sourire en coin. Laïla hausse un sourcil.
- A en juger par ta tronche, j'en déduis qu'il n'était pas désagréable à regarder. Avant de le dézinguer tu as pensé à lui demander son nom je suppose ? demande-t-elle d'un ton narquois.
- Dimitri...
Je lui adresse une moue boudeuse. Elle me connaît bien.
- Le moins qu'on puisse dire c'est que tu commences fort.
Elle ajoute avec moins d'enthousiasme que ce n'est pas avec ça qu'on va se remplir le ventre. Je tourne la tête vers la porte. Laïla imite mon geste.
- Je rêve ou ça a frappé ?
- C'est lui !
- Comment ça " c'est lui " ?
Elle écarquille soudain les yeux.
- Tu lui as demandé de venir ? dit-elle d'une voix aiguë.
Je me demande si elle est agacée ou au contraire excitée.
- C'est moi qui ouvre !
Et je me précipite vers l'entrée. Je l'entends rire dernière moi.
Dimitri est sur le pas de la porte, un sac plastique à la main. Il a pris le temps de passer des vêtements secs, moi pas. Je dégouline toujours sur le plancher, sa veste sous le bras. Il a d'ailleurs l'air un peu gêné, il se passe la main derrière la tête en détaillant mes fringues trempées. Allez quoi, dis quelque chose... Comme il reste silencieux, je plaque un sourire sur mon visage et m'efface pour le laisser passer.
- Je vous en prie... désolée, je n'ai pas eu le temps de me changer.
- C'est ma faute, j'ai fait aussi vite que possible, je me suis dit que vous deviez avoir faim. Et il commence à être tard pour dîner après une journée de route.
Je jette un oeil à la vieille comtoise derrière moi. 21h30. J'acquiesce avec raideur et lui désigne mon amie.
- Je vous présente Laïla, elle vit ici avec moi.
- Ravi de vous connaître, fait-il doucement.
Mon dieu ce qu'il peut être guindé celui là... beau gosse mais carrément coincé. Laïla semble apprécier le spectacle. Je secoue la tête et pose son sac sur une petite commode près de l'entrée.
- Je peux vous laisser une minute le temps de mettre quelque chose de sec ?
Et, sans attendre qu'ils répondent, je les plante en bas tous les deux tandis que je monte les marches jusqu'aux chambres.
J'entends Laïla qui engage la conversation et le conduit jusqu'au salon. Si elle est douée pour ça, ce n'est pas mon cas. Il n'y a qu'avec les enfants, dans ma classe, une craie à la main, que je suis à l'aise. Les relations sociales entre adultes, ça m'a toujours fait flipper. Je ne parviens jamais à être naturelle et cela exaspère vite les gens en général. Laïla a toujours été la seule de mes amies à supporter mon caractère changeant. Je ne suis pas une nana facile, c'est le moins qu'on puisse dire. Je me prends pourtant à penser que Dimitri sera une exception à la règle. Tu rêves ma fille... On ne change pas une équipe qui gagne.
Je constate que Laïla a déposé ma valise dans la chambre à gauche de l'escalier, celle avec le balcon. Je soupire en souriant. J'ouvre mon sac et en prend les premiers vêtements qui me tombent sous la main : une robe blanche à bretelles fines et des sous-vêtements. Cela fera bien l'affaire pour me pavaner devant le minot du dessous. Je jette sa veste sur une chaise et j'entreprends de défaire mon pantalon. Je déchante vite. Foutu jean trempé... c'est pas vrai... Je lutte pour dégager une fesse puis l'autre du tissu serré.
Quand je réussis enfin à sortir ma première jambe, je trébuche, m'affale comme une masse contre le mur le plus proche. Le bruit de planche défoncée que j'entends derrière moi me fait grimacer. Et merde... Je jette un œil. Il y a un gros trou dans la paroi où mon coude s'est enfoncé. Je regarde par l'interstice. Le mur est creux. Il y a un espace d'une bonne trentaine de centimètres entre le mur du couloir et celui de ma chambre. Curieux... Je n'avais pas remarqué cela en entrant.
Je tâtonne dans l'espace vide devant moi et saisit ce qui semble être un barreau en métal. Une échelle ! Je fronce les sourcils... Il y a donc bel et bien un grenier finalement. Quant à savoir ce qu'il y a dedans... L'accès n'est vraiment pas pratique. Je n'y trouverai certainement pas de vieux meubles. Impossible de les monter avec cette échelle. La planche qui en réserve l'accès semble plus récente que les murs de la maison. On a donc condamné le passage depuis peu. Pourquoi ? Pourquoi grand-mère ne m'a-t-elle jamais emmenée là-haut ?
Je perçois d'en bas le rire de Laïla et je pince les lèvres. Ils n'ont pas entendu le bazar que j'ai fait en tombant ici. Je me dirige vers mon sac en évitant les débris et j'en sors mon briquet. Je veux en avoir le cœur net... J'achève de retirer les bouts de planches qui me bouchent le passage et je m'enfonce dans l'étroit espace près de l'échelle. Je décide de grimper dans le noir, histoire de ne pas mettre le feu à la baraque. Les barreaux sont rouillés et il y a plein de toiles d'araignées qui encombrent l'air autour de moi. Je serre les dents et je pose le pied sur la première barre. Je n'ai pas à monter longtemps. Je compte dix barreaux tout au plus avant de me cogner la tête dans ce qui doit être une trappe. La main contre le bois, j'exerce une légère poussée contre le battant qui s'ouvre sans résistance en grinçant. Je débouche dans l'obscurité. L'air est irrespirable. La poussière me monte tout de suite au nez et je me mets à tousser. J'allume mon briquet et repère immédiatement une petite lucarne loin à ma droite. Je grogne en avançant lentement vers elle. Placée sur le côté du manoir, nous ne l'avons pas repérée en arrivant. Elle est pourtant bien là. Je tire le loquet et ouvre la fenêtre en espérant recevoir un peu d'air de la rue. Il pleut toujours dehors, les gouttes s'engouffrent vite à l'intérieur et je sens la fraicheur de l'extérieur sur mon visage. J'inspire un grand coup puis je me retourne pour détailler les lieux.
Le moins que l'on puisse dire c'est que le mobilier est rudimentaire. Dans un coin, j'aperçois une petite table avec une lampe à huile posée dessus et un tabouret en bois. A côté, je devine une vieille caisse remplie de bouquins. De petits ciseaux en or, une plume et un encrier dépassent d'une boîte argentée. Tout au fond de la pièce, un tableau est posé à même le sol dans un grand cadre ouvragé. Je m'approche pour mieux voir. Cette toile m'intrigue tout de suite. Il s'agit d'un portrait. J'y discerne deux hommes. Je reconnais tout de suite mon ancêtre Elijah, qui a fait construire le manoir familial dans les années 1800. Mon cœur rate un battement lorsque je scrute le personnage à ses côtés. J'ai un mouvement de recul et je manque de lâcher mon briquet. Dimitri ! Ou du moins quelqu'un qui lui ressemble tant que c'est à s'y méprendre... Un ancêtre aussi alors ? Qui connaissait Elijah ? Ils paraissent très amis sur la toile, mais en même temps, il ne s'agit pas d'une photo donc impossible d'en être sûre... La seule différence entre de deuxième homme et Dimitri réside dans les cheveux plus longs du type sur le portrait. Il les porte aux épaules, et ils ont l'air plus foncés. Mais le reste... Une ressemblance pareille... J'en ai soudain la tête qui tourne et des points blancs dansent devant mes yeux...
Je prends une inspiration et je m'oblige à réfléchir de manière rationnelle. Je regarde en bas du cadre. Le tableau date de 1845. J'expire profondément. Ok. Ça ne peut pas être lui. J'inspire à nouveau, plus lentement cette fois, en fermant les paupières. Tu es ridicule. La pression se relâche doucement. J'accuse la fatigue. Il est tard. Je suis épuisée. La soirée a été riche en émotions et c'est tout. J'ai brusquement envie de redescendre et de demander à notre invité depuis quand sa famille habite à la Nouvelle Orléans, histoire de me calmer tout à fait. J'ai envie de m'extirper du cerveau cette impression désagréable que j'ai eue en découvrant le visage de cet étranger sur MON tableau. Oui, c'est le tien, tu vis ici maintenant, c'est ta maison, et tu as le droit de poser toutes les questions que tu veux ! M'énerver toute seule me rassure un peu. Je finis par reprendre mon exploration du grenier et je trouve aux pieds du cadre une sorte de journal intime. A vue de nez, il s'agit de celui d'Elijah. L'occasion d'en savoir peut-être un peu plus sur l'inconnu du portrait.
Force est de constater qu'à part le tableau, le maigre mobilier, le journal et la caisse, il n'y a rien qui vaille la peine que je m'attarde ici. Je me cale cette dernière sous le bras, elle n'est pas très lourde, je vais pouvoir l'emporter en même temps que je redescends dans ma chambre. Je pose le journal dessus et referme soigneusement la lucarne. Puis j'éteins mon briquet, je tire la trappe sur ma tête et j'emprunte à nouveau l'échelle jusqu'en bas à tâtons.
J'entends soudain Laïla crier depuis le rez-de-chaussée.
- Sandie ? Tu fais quoi là-haut ? Tu dors ? Dimitri s'en va, il est fatigué !
Je n'ai finalement plus envie de les rejoindre. Je me sens complètement vidée. Je pose mon carton par terre et j'élève la voix pour qu'ils m'entendent tous les deux.
- Ouais ok ! Bonsoir !
J'espère secrètement pour que Laïla n'ait pas envie de monter voir ce que j'ai. Je veux juste dormir. Je l'entends brièvement qui s'excuse de mon attitude auprès Dimitri puis elle lui souhaite le bonsoir en riant et referme la porte derrière lui.